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Retrouvez l'interview de notre CEO Nathalie Tribouillard par Leonardo Marcos

25 Novembre 2020

Peu de maisons de mode ont encore une histoire aussi vivante, aussi singulière, et qui suit, toujours, une sorte de fil rouge. Je pense aux couleurs, aux fleurs, à tout cet univers éclatant et vivant. Racontez-moi comment il est possible de traverser les époques avec cette même esthétique et ce même esprit.

 Je crois que c’est précisément ce qui nous a sauvé : on a créé un style ! La maison existe depuis 1968 et mon père l’a rachetée en 87. Lui, ma sœur et moi avons pris soin de respecter ce style. On s’étonne d’ailleurs parfois du succès de certaines marques dépourvues d’attache stylistique forte. Alors qu’on reconnaît tout de suite une robe ou un vêtement Leonard, et il est essentiel pour nous de conserver cette singularité. Cela peut évidemment se révéler contraignant pour les stylistes ! Pour certains vêtements en jersey, par exemple, il faut travailler sur des dessins d’un mètre quarante sur un mètre quarante, avec des motifs de fleurs composés à la manière d’un tableau… Cela peut en effrayer plus d’un ! Toutefois, suivre toutes ces étapes, c’est un peu comme cuisiner un bon gâteau ; on a finalement peu de chance de se tromper. 

C’est aussi ce qui permet de transmettre la tradition de la maison, son savoir-faire unique.

C’est un style très difficile à copier, en effet. On est très fier de cette identité, de cette différence, qui nous permet d’exister. Je crois profondément que la couleur, la légèreté, la féminité comptent et que beaucoup de femmes recherchent cela. Elles peuvent le trouver chez nous, et de façon unique, puisque nous sommes une petite maison. C’est ce qui fait notre force. Néanmoins, cela représente aussi une contrainte : celle de nous réserver à une clientèle avertie. Aujourd’hui, tout notre travail tend à présenter nos créations aux femmes désirant vivre une expérience Leonard. Car porter une robe Leonard constitue une expérience en soi.

Comment qualifieriez-vous cette expérience ?

 Il faut d’abord faire preuve d’une certaine personnalité. Dès que vous portez une robe Leonard, vous êtes transformée. Nous travaillons sur nos collections deux ans à l’avance. La robe est d’abord toujours un dessin, une œuvre graphique, qu’il faut ensuite choisir, colorier, transformer en tissu. C’est comme un tour de magie, une métamorphose. Alors, est-ce le vêtement qui transforme la femme, ou la femme qui sublime le vêtement par sa personnalité affranchie ? Un peu des deux sans doute [rires]. Souvent, ce qui nous aide, c’est la fidélité de nos clientes. Une femme qui apprend Leonard – car cela s’apprend – adopte Leonard, parce que c’est léger, ça se plie, ça se froisse. C’est en cela qu’il s’agit d’une expérience singulière.

Il y a aussi vos collaborations avec des artistes. Vous êtes une maison qui entretient un rapport très étroit avec l’art, et ce dès le début, il me semble ? 

Pour nos vêtements, nous travaillons en effet avec des peintres, qui nous dessinent des tableaux… dans des formats quelque peu contraignants ! Par exemple, nous collaborons depuis des années avec Francine Van Hove, une artiste qui, à titre personnel, avait une galerie de portraits ; autrement dit, quelque chose de très éloigné de ce que nous faisons. Mais elle est tombée amoureuse des orchidées, de leur potentiel graphique, et fait désormais partie de l’histoire de la maison. Nous possédons un atelier, mais nous aimons toujours recruter de nouveaux talents. 

Et comment se déroule votre travail avec ces artistes émergents ?

On essaie de faire des collaborations, mais ce n’est pas nécessairement facile, car il faut rentrer à 100 % dans l’idée Leonard. Il faut que l’artiste désire destiner son dessin à Leonard. On les guide, bien sûr, mais on les laisse aussi faire. Si l’on veut toujours être là dans soixante ans, il faut savoir renouveler son style et s’adapter ; car les gens changent, le monde change, il se rapetisse. On est une maison beaucoup moins visible que les grandes marques. On conçoit des produits de luxe : il est donc nécessaire que les gens aient une idée de leur juste valeur. C’est à ce niveau-là que c’est beaucoup plus compliqué pour nous. On est aidé par l’Asie. Le Japon témoigne un amour profond à notre maison. 

Deux aspects me semblent d’ailleurs particulièrement remarquables. D’abord, ce lien avec le Japon, qui paraît évident, compte tenu de la qualité de vos créations, avec un sens du beau proche de celui qu’on trouve dans la culture japonaise. Et puis, il y a l’histoire de votre famille. J’ai toujours le sentiment que lorsqu’une famille se consacre à la recherche de la Beauté, elle crée, nécessairement, du beau. Pour moi, il n’y a pas de hasard. Certaines maisons ont une histoire et une tradition à transmettre.

Oui, absolument. Transmettre, c’est aussi donner : c’est quelque chose de très fort, mais aussi de très complexe. Les conversations entre mon père, ma sœur et moi sont très instructives. Mon père a créé cette affaire, a imposé un style et l’a développé. Désormais, nous devons dépasser les limites, pousser le projet plus loin, nous adresser à un autre public. Lui avait sa femme Leonard en tête ; ma sœur et moi avons la nôtre… et j’espère que nos enfants auront la leur ! Je pense que cette dimension familiale nous donne une force très particulière. On est obligés d’être soudés autour d’un même projet. Tout cela sédimente notre maison. Quand on pense à toutes ces institutions dirigées par des personnes qui changent tous les six mois… cela n’existe pas chez nous. Même dans un contexte difficile comme celui d’aujourd’hui, le style et les fondations demeurent, et je suis convaincue que cela va nous permettre de résister. La maison Leonard, c’est la gaieté, la couleur, nous avons une chance inouïe ! Finalement, il faut se faire plaisir. Mon père a ce beau dicton : « Le temps passe, passe le bien ». Il faut s’amuser ! Cela m’a un peu déçue de voir certaines productions un peu tristes pendant la fashion week.

Pourtant, l’arc-en-ciel semble revenir, en tant que motif d’espoir, d’attente du bonheur. Un peu comme les cerisiers en fleurs du Japon…

Oui, c’est vrai. En ce qui concerne les Japonais, c’est d’ailleurs un vrai bonheur de travailler avec eux ! Il y a chez eux une telle envie de réussir, une telle rigueur… Ils aiment nos dessins et notre organisation, notre respect de la famille, notre sens de l’histoire. J’ai un attachement très profond avec le Japon, même si le système patriarcal peut être extrêmement difficile, lorsqu’on est une femme et qu’on veut travailler avec eux. Ils peuvent nous aider aussi à comprendre la Chine, qui attend elle aussi nos produits. 

J’en suis convaincu, d’autant plus qu’en ayant été à Shanghai, j’ai vu à quel point les Japonais jouent un rôle important dans le développement de certaines villes. Cela me fait un peu penser à la relation qu’entretenaient les Grecs avec les Romains. 

Oui, tout à fait ! Shanghai est devenue une ville absolument magnifique. De la même manière, la Corée est également un pays qui nous tient à cœur. En plus, je n’ai eu à faire qu’avec des femmes, là-bas. Il faut croire que les hommes se cachent [rires] ! Au Japon, il est difficile de s’accomplir lorsque l’on est une femme qui désire faire carrière. 

La grande force de Leonard se trouve évidemment dans les couleurs… Mais avez-vous déjà fait du noir et blanc ? [rires]

Oui ! On en a fait, avec des dessins très graphiques… Mais si l’on considère toute l’histoire de la maison, cela reste très minoritaire. En fait, ça dépend des moments, du contexte. Par exemple, lors de la Guerre du Golfe, le temps n’était pas forcément à la gaieté : on a donc confectionné des vêtements unis. Ce qui n’a pas du tout fonctionné ! On a plus de 5000 dessins d’archive déjà utilisés, et encore 5000, que l’on a achetés et que nous n’avons pas encore exploités. Patrick Frey, par exemple, possède énormément d’archives.

En ce moment je suis en plein dans les archives de la maison Hermès : je comprends donc très bien ! Ce n’est pas un simple patrimoine à conserver ; c’est avant tout un patrimoine vivant, que les jeunes créateurs peuvent s’approprier et reprendre.

 Nous avons exactement la même vision. Nous conservons en archives tous les documents techniques, les dessins, les numérisations des dessins et de nos vêtements depuis 1965. On a fait une exposition à Lyon en 2007 pour le Musée des tissus, et l’on a édité un livre sur celle-ci, qui nous a marqué dans le temps, d’une certaine manière. 

Toutes ces couleurs portent un espoir d’autant plus nécessaire, de nos jours.

 C’est une dynamique fondée sur un enthousiasme collectif. C’est pour cela que le contexte sanitaire actuel est compliqué. Nous avons absolument besoin que les gens travaillent ici, en même temps, sur un projet commun. Il est très difficile de mener une équipe, quand tout le monde n’est pas là. Mais c’est une belle histoire. J’aimerais que cela dure ! Quelle tristesse de voir péricliter des maisons magnifiques comme celle de Sonia Rykiel… J’étais tellement triste pour Sonia. Chez Baccarat, c’est la même chose. Le problème vient d’un développement poussé par certains gestionnaires qui n’ont pas compris comment un produit d’exception est fait. Il faut des artisans derrière ! Chez nous, on trouve des modélistes, des coupeuses, des mécaniciennes. Ce sont tous des talents, des compétences ! Sans cela, même avec de l’argent, rien ne peut fonctionner. Il ne s’agit pas seulement de conserver le patrimoine, mais de le faire vivre au présent !

J’ai réalisé beaucoup de films pour Saint-Louis et le hasard a fait que j’ai travaillé avec la maison René Lalique. C’est formidable de voir ces gestes qui perdurent…

… et surtout, il ne faut pas les perdre ! On ne peut pas les perdre de toute façon !

C’est toute la force d’une famille. Quelles sont les valeurs que vous a transmises votre père à ce propos ?

Alors, il m’a tout d’abord beaucoup appris sur le Japon, car c’est lui qui m’a fait entrer dans ce monde. J’ai commencé à travailler avec lui en 1992, à l’âge de vingt-deux ans. Il m’a transmis la rigueur et la rapidité dans la prise de décision, l’art de la négociation et le respect des engagements. C’est un homme qui aime la vie, qui aime les gens. Il fallait se battre avec lui, pour pouvoir assumer la suite que nous donnions à son histoire. Et il est toujours là. Il vient de temps en temps, pour discuter d’un dessin. Il est fou amoureux de son affaire, et cela me pousse à l’être tout autant. Certains jours sont difficiles, mais on n’a pas le droit de se créer des obstacles. Quand il a commencé, ce fut très compliqué, et voyez aujourd’hui ! Nous sommes une maison qui fonctionne. Il ne faut jamais s’avouer vaincu ! Il y a eu et il y aura toujours des obstacles. 

Tradition familiale oblige, qu’en est-il donc de vos enfants ?

J’en ai trois ! Ma fille aînée serait tellement heureuse de pouvoir travailler ici. Elle n’a que vingt-et-un ans, donc il faut encore qu’elle fasse un peu ses armes… Mais je lui en donnerai tout à fait le droit. Je dis à ma fille qu’il faudra bien qu’elle se lance, un jour !

Interview réalisée par Leonardo Marcos